Ruth Bader Ginsburg : une femme (vraiment) exceptionnelle

Comment Ruth Bader Ginsburg, avocate à une époque où la profession n’était pas vraiment accessible aux femmes, a réussi à faire déclarer contraire à la Constitution états-unienne les discriminations fondées sur le genre ? C’est le thème d’Une femme d’exception, le biopic qui lui est consacré. Retour sur le parcours et l’héritage de RBG.


Dans le cadre de Simonæ, j'ai été invitée à découvrir en avant-première le biopic sur Ruth Bader Ginsburg qui sort aujourd’hui. Je n’ai pas été payée pour écrire dessus et j’ai rédigé ma critique librement, conformément à la charte de Simonæ.

Ruth Bader Ginsburg

Fille d’émigré·es juifes de Russie, Ruth Bader Ginsburg est née à Brooklyn en 1933. Encouragée par sa famille et son mari, elle se lance dans des études de droit pour devenir avocate. Elle fréquente Harvard – elles sont seulement 9 femmes dans la promotion de 1956 – et Columbia. Sortie major de Columbia, elle peine à être embauchée : femme, juive et mère, elle n’est acceptée par personne.

Elle devient finalement avocate à l’Union américaine pour les libertés civiles (en anglais American Civil Liberties Union, ACLU) et professeure de droit spécialisée dans la défense des droits des femmes. RBG se fait alors connaître du grand public dans les années 1970 quand elle combat en justice les lois sexistes états-uniennes qui, sous couvert d’étendre la protection juridique des femmes, les cantonnent à un rôle stéréotypé. En l’espace de quelques années, elle remporte cinq grandes victoires. Elle met en évidence, dans chaque affaire, que les hommes souffrent aussi de discriminations fondées sur le genre (on basis of gender) et devant des juges masculins, elle joue la carte de la pédagogie pour gagner ses affaires. Dans le documentaire de Julie Cohen qui lui est consacré, RBG explique qu’elle se voyait « comme un enseignante de maternelle parce qu'à l'époque, les juges pensaient que les discriminations sexistes n'existaient pas ».

Portrait de Ruth Bader Ginsburg en habits de cour.

Portrait de Ruth Bader Ginsburg en habits de cour.

Nommée juge à la Cour d'appel des États-Unis pour le circuit du district de Columbia par le président Jim Carter en 1980, elle n’arrête pas là son ascension au sein de la justice américaine.

En 1993, Bill Clinton, alors président, doit nommer un·e nouvelleau juge à la Cour suprême des États-Unis (SCOTUS), qui est composée de neuf juges nommé·es à vie. Une seule femme avait rejoint la Cour suprême jusque là, Sandra Day O’Connor, républicaine nommée en 1981. Suite à une campagne menée sans relâche par Marty Ginsburg, RBG est recommandée par Bill Clinton. Elle marque les esprits dès son audience de confirmation, en expliquant longuement son point de vue sur l’égalité des genres et le droit à l’avortement.

En tant que membre de la Cour Suprême, RBG a une influence considérable sur la protection des droits aux Etats-Unis. En effet, la SCOTUS a pour rôle de trancher les différends constitutionnels, autrement dit de décider si les lois sont bien conformes à la Constitution des États-Unis.

De la réalité à la fiction

L’histoire du biopic Une femme d’exception commence à la fin des années 1950, quand Ruth Bader Ginsburg, qui intègre une des premières promotions mixtes d’Harvard, est forcée par le Doyen Erwin Griswold d’expliquer pourquoi elle occupe « une place qui aurait pu être occupée par un homme ». Alors que son mari, également étudiant à Harvard, tombe gravement malade, elle prend pour lui les cours tout en poursuivant ses études, ce qui double sa charge de travail. Diplômée avec brio, elle peine cependant à être embauchée dans un cabinet d’avocat, du fait de sa condition de femme. Elle se résigne à changer d’orientation et à embrasser une carrière universitaire au lieu de travailler comme juriste. Quelques années plus tard, son mari lui apporte une affaire sur laquelle elle pourrait mener bataille contre les lois discriminatoires fondées sur le genre : Moritz v. Commissioner of Internal Revenue. Elle ne ménage pas ses efforts pour faire déclarer ces lois contraires à la constitution.

Après une longue exposition durant les études de RBG, le film se concentre sur cette affaire uniquement, et tout le reste de sa très longue carrière sera évoqué rapidement dans les cartons de fin de film. C’est un choix frustrant mais compréhensible, tant il me paraît impossible de résumer plus de 50 ans de carrière en 1 h 40.

« Inspiré d’une histoire vraie »

Si le film est une bonne introduction à la vie de Ruth Bader Ginsburg, il n’en reste pas moins, selon la formule consacrée, « inspiré d’une histoire vraie », et cela se ressent à différents niveaux. Je le trouve globalement satisfaisant, mais je tique néanmoins sur quelques points liés au fait qu’il s’agit d’une fiction et non d’un documentaire.

L’insistance du regard masculin dans la réalisation

Avions-nous besoin de voir le personnage de RBG en petite tenue moins de 10 minutes après le début du film ? Non, pas du tout. Qu’une femme à la vie si exceptionnelle soit ramenée dès le début du film à sa condition de femme mariée et au partage de son intimité sur grand écran provoque clairement un malaise. Si la scène n’est pas crue, elle dénote néanmoins un réel problème dans la réalisation de ce biopic. Comme si Hollywood ne savait pas raconter l’histoire d’une femme sans passer systématiquement par les poncifs masculins du genre. Un rappel parmi tant d’autres qu’un film sur une héroïne féministe n’est pas nécessairement un film féministe.

D’autres éléments dans la réalisation révèlent ce regard masculin appuyé. Bien que certaines scènes se soient réellement passées, d’après RBG elle-même, la caméra s’attarde longuement sur son mari, Marty, présenté comme un homme quasi parfait, plutôt que sur elle.

Un film sur une héroïne féministe n’est pas nécessairement un film féministe.

On sort donc les grosses ficelles : Marty apporte le cas qui inaugurera la bataille de Ruth ; Marty donne la solution à Ruth pour remporter son procès ; Ruth ne prend la parole lors du procès que suite à un regard encourageant de son mari… Si aucun de ces faits n’est en soi problématique (les faits sont les faits), c’est clairement la mise en scène qui pèche : au lieu de mettre l’accent sur Ruth et sur le travail qu’elle effectue, la réalisatrice la ramène systématiquement à l’assentiment de son mari.

L’importance de Marty Ginsburg dans le film et sa représentation comme un homme absolument parfait pourraient être expliquées par le fait que c’est Daniel Stiepleman, le neveu de RBG, qui a écrit le scénario. Dans le numéro de décembre de The New Yorker, il raconte qu’il a eu l’idée d’écrire un film sur le cas Moritz v. Commissioner lors de l’enterrement de son oncle, qu’il a toujours admiré. Cela explique beaucoup de choses sur l’angle du film et sur son insistance sur la vie de couple de Ruth Bader épouse Ginsburg. Marty Ginsburg a tout l’air d’avoir été un homme formidable. Cependant, au pays des hommes présentés comme des self-made men alors même qu’ils ont pu très souvent compter sur le soutien indéfectible de leurs épouses laissées dans l’ombre, il est regrettable qu’une des femmes les plus influentes de l’histoire des USA soit présentée comme n’ayant été capable de réussir que grâce à son super-héros de mari.

La réflexion sur le classisme, grande absente du film

On peut déplorer certains choix scénaristiques dans la réalisation d’Une femme d’exception. La ségrégation raciale institutionnalisée est rapidement évoquée, car son abolition à la suite de l’adoption des Civil Rights Act de 1964 et Voting Rights Act en 1965 a ouvert la voie à une contestation judiciaire des lois discriminatoires fondées sur un élément de la personne (ce qui a été très utile à RBG dans son combat). Néanmoins, le film nous dépeint une société bourgeoise, dans laquelle on réussit exclusivement grâce au mérite personnel et à l’abnégation : il n’y a aucune réflexion sur le contexte social qui les entoure, excepté pour ce qui relève du sexisme.

C’est une valorisation continuelle de la classe dominante, jusqu’aux cartons finaux qui nous apprennent que les proches de RBG ont « réussi dans la vie ». Cela sans jamais interroger les partis pris idéologiques qu'implique une telle célébration de la réussite scolaire et professionnelle, des grandes écoles et des grands cabinets, du travail comme fondement de l'identité. La fille de RBG pourrait incarner cette résistance ou ce pas de côté vis-à-vis de l'ordre « bourgeois », mais précisément, ses réticences sont bien vite mises sur le compte de la « crise d'adolescence ». En somme : trop de storytelling et pas assez de subtilité dans le contexte décrit par le film.

Une musique un peu trop présente

Dans Une femme d’exception, on peut déplorer un usage lourd et sans finesse de la musique. Une séquence émotion ? Voici le piano, le violon et le violoncelle qui débarquent en grande pompe. Plus encore, dans la dernière scène du film, celle du climax, cette musique est totalement inutile et en arrive même à nuire à l’émotion communiquée simplement par l’image, ce qui est dommage. Faisons davantage confiance au langage cinématographique, d'autant que la scène du débat est très bien écrite ! Bref, sortons les violons avec modération.

De la (mauvaise) traduction du titre en français ou comment ne pas rendre justice à Ruth Bader Ginsburg dès l’affiche

En version originale, le titre du film est On the Basis of SexSur le fondement du sexe »), directement tiré des conclusions de Ruth Bader Ginsburg dans l’affaire Moritz v. Commissioner of Internal Revenue. Ce titre est propre à RBG, met en avant son combat et annonce la couleur : on va parler de sexisme et de discrimination. Le titre français n’est qu’une pâle copie de celui du biopic de l’économiste John Forbes Nash Jr., Un homme d’exception, et pourrait s’appliquer à n’importe quelle femme ayant un tant soit peu marqué l’histoire. Rosa Parks ? Une femme d’exception. Simone Veil ? Une femme d’exception. D’accord, mais en quoi ? Ruth Bader Ginsburg a marqué le droit états-unien comme peu de personnes l’ont fait dans l’histoire : elle mérite que le biopic qui lui est consacré ait un titre en rapport avec elle et son travail. Cette traduction dépersonnalisante est un scandale, elle participe en effet davantage du storytelling que de la mise en fiction d'un combat féministe.

La tagline a elle aussi été mal traduite. Nous passons donc de « Her story made history » à « son combat de femme a fait l’histoire ». Pas exactement le même sens…

Affiche du film On the basis of sex en version originale.

Ruth Bader Ginsburg, le documentaire

Si en sortant de la salle, vous avez envie d’en savoir plus sur Ruth Bader Ginsburg, vous pouvez enchaîner sur RBG, un documentaire de Julie Cohen et Betsy West sorti en mai aux États-Unis et au mois d’octobre en France, et qui a été un des plus gros succès du cinéma indépendant en 2018. Contrairement à Une femme d’exception, ce documentaire s’intéresse à l’ensemble de la carrière de RBG. Il s’attarde également sur le statut d’icône que Ruth Bader Ginsburg a gagné aux États-Unis ces dernières années, devenant un élément de la pop culture, connue et respectée largement au-delà des cercles des juristes.

Composé d’entretiens, notamment avec Gloria Steinem, et d’images d’archives, RBG est très instructif et est un bel hommage à la femme formidable qu’est Ruth Bader Ginsburg, même si l’insistance sur ses séances de sport et sur l’admiration qu’elle suscite chez ses fans frôle parfois le ridicule.

On regrette d’ailleurs que la « memeification » de RBG, notamment la vente de tasses et de Tshirts à son effigie et avec des slogans plus ou moins inspirés, ne soit absolument pas questionnée. En pleine ère du « féminisme marketing » vidé de tout sens et juste bon à « smash the patriarchy » en dépensant 20 € dans des goodies produits en masse, c’est une occasion manquée.

Affiche du documentaire RBG.


Malgré les quelques défauts que j'ai relevés dans cet article, Une femme d’exception est un bon biopic, et je vous le recommande. Il vous permettra de découvrir cette icône vivante de la défense des droits des femmes et plus largement des droits civiques aux États-Unis, dont l’histoire est à connaître. Que ce soit via Une femme d’exception ou via le documentaire RBG, je vous recommande vivement la découverte de son parcours.

Enfin, si vous souhaitez vous pencher plus en détail sur son travail, elle a publié en 2016 My Own Words, une collection de tout ce qu’elle a écrit durant sa carrière. C’est une lecture pointue, en langue anglaise, mais si vous vous intéressez au droit, elle vous permettra de vraiment saisir l’influence de Ruth Bader Ginsburg sur le droit américain.